Dans la série «le billet du directeur»
Tragédies croisées
Le peu de zèle dont ont fait preuve les autorités lausannoises pour capturer l’assassin d’un réfugié anglais en 1664 (voir notre billet du 11 juin) trouve comme un écho trois siècles plus tard dans les réticences de la police et de la justice à prévenir le meurtre d’un représentant des Soviets à Lausanne puis à condamner le coupable. Aucun lien entre les deux affaires, si ce n’est peut-être leurs protagonistes, survivants de familles brutalement affectées par l’Histoire et qui assouvirent leur vengeance à Lausanne.
Après la première Guerre mondiale, le Traité de Sèvres place la Turquie sous le contrôle des vainqueurs. Les détroits des Dardanelles et du Bosphore sont internationalisés et l’Empire ottoman occupé par l’Angleterre, la France et l’Italie. Au pouvoir du sultan s’oppose un mouvement nationaliste mené par Mustapha Kemal qui rejette le Traité de Sèvres et vise à l’unité de la Turquie. Devant son influence croissante, les pays occidentaux ne peuvent négliger le futur Atatürk. D’autant qu’un des enjeux fondamentaux de cette région est le contrôle économique et militaire des passages stratégiques entre Méditerranée et Mer Noire, entre la Russie communiste et les pays «libres», entre l’Orient et l’Occident. Pour tenter de régler cette situation par un traité, les nations se donnent rendez-vous sous la houlette des Alliés à Lausanne à la fin de 1922. Y participent l’Angleterre, la France, l’Italie, la Grèce, la Turquie, la Roumanie, le Japon et la Yougoslavie.
Les Russes eux ne sont pas conviés en tant que participants à part entière. Ils se font de surcroît doubler par les Turcs qui se rallient secrètement au plan anglais. Tchitchérine, commissaire aux Affaires Etrangères et chef de la délégation russe rentre à Moscou, laissant à Lausanne son adjoint Vorovsky. Nous sommes fin avril 1923. Les Russes ayant refusé le projet de convention, Vorovsky n’est pas autorisé à participer aux discussions. Le Conseil fédéral n’assure dès lors ni sa protection ni la délivrance des visas diplomatiques. Les Soviets se retrouvent coincés à l’hôtel Savoy, où ils sont l’objet d’intimidations de la part de groupuscules fascisants comme la Ligue Nationale. Un sentiment de haine à l’égard des Bolcheviks, mâtiné d'antisémitisme, domine à Lausanne comme en Suisse et en Europe, mais les menaces de mort sont ignorées des autorités qui ne prennent aucune mesure de protection particulière. Ayant déménagé à l’Hôtel Cecil (l’actuelle clinique du même nom), Vorovsky y est assassiné le 10 mai 1923 d’une balle dans la nuque.
Son meurtrier, Moritz Conradi, est le petit-fils d’un Grison émigré à Saint-Pétersbourg vers 1855. Officier de l’armée du tsar, Conradi s’est battu contre les bolchéviques jusqu’en 1919. Réfugié à Zurich, ruiné, sa tante et son oncle fusillés, il rumine des projets de vengeance. La présence de la délégation russe à Lausanne lui en fournit l’occasion.
Le soir après l’attentat, Conradi est enfermé à la prison de l’Ancien-Evêché. La direction de l’hôtel Cecil envoie elle une facture à la délégation russe pour «la casse faite par Conradi, notamment les assiettes». Une anecdote symptomatique de l’anti-bolchévisme régnant en Suisse, qui contribuera à faire de Conradi une victime du communisme, un héros se réclamant de Guillaume Tell, acquitté par le tribunal criminel de Lausanne le 15 novembre 1923. Pendant ce temps, on brûle son effigie dans les grandes villes de Russie: la rupture entre les deux pays est totale. Vingt ans plus tard, en 1944, le Conseil fédéral juge bon de normaliser ses rapports avec les vainqueurs de Stalingrad… ce que les Russes refusent sèchement. Des échanges de prisonniers et la dissolution de la Ligue Aubert (fondée par l’avocat de Conradi) contribueront au rétablissement des relations diplomatiques en 1946. Quant à la conférence de Lausanne, elle s’acheva le 24 juillet 1923 par la signature du Traité qui rendit à la Turquie sa souveraineté. Son importance pour les Turcs est telle que la Confédération a récemment récupéré à Lausanne la table sur laquelle fut signé le Traité pour l’offrir à Ankara. Mais l’issue de la conférence constitua aussi une acceptation de fait du génocide arménien et le début de gigantesques et dramatiques transferts de populations.
Laurent Golay
9 août 2010
Annetta Gattiker, L’Affaire Conradi, Berne 1977
Hans-Lukas Kieser, «Macro et micro histoire autour de la Conférence sur le Proche-Orient tenue à Lausanne en 1922-1923», Mémoire Vive. Pages d’histoire lausannoise, 2004, p. 42-48.
Laurent Golay, Alexandra Kaourova (éd.), Suisse-Russie. Des siècles d’amour et d’oubli, Lausanne-Berne 2006.
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