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La Bibliothèque Jeunesse: des livres et des enfants depuis 80 ans

Le 10 octobre 1945, la bibliothèque municipale ouvrait sa section jeunesse devant une demande croissante et un besoin évident. Une institution phare des petites et petits Lausannois, bientôt octogénaire.

A-M. R.: trois lettres brodées d’encre

Dans cette vaste pièce de la rue des Terreaux 33, autrefois classe enfantine, exhale encore des murs l’odeur de peinture fraîche. Commandée à l’artiste vaudois Marcel Vidoudez, délicate et colorée, une série de fresques murales des classiques de la littérature enfantine surmontent les rayons de livres. Le peintre a représenté «Heidi», «Robinson Crusoé», «Les Trois Mousquetaires», «La Case de l’oncle Tom», «Le Chat botté». Un majestueux gommier verdit le coin des contes. Chaises et tables en bois clair sont disposées ça et là. À droite de l’entrée, sur le guichet du prêt, s’épanouit un kentia hirsute. 

Dans l’effervescence de ce mercredi après-midi, parmi les grappes d’enfants et les adultes qui les accompagnent, elle est reconnaissable à sa blouse blanche brodée de ses initiales. Elle conseille, accompagne, renseigne avec acuité et patience. En véritable cerbère, elle réprimande les moins soigneux qui retourneraient un livre souillé ou aux pages cornées. Elle, c’est Anne-Marie Redard. La toute première bibliothécaire de la section jeunesse de la bibliothèque municipale. Stricte, mais dévouée, elle marquera toute une génération de petites lectrices et lecteurs lausannois.

Pourtant, la nomination de cette femme cultivée et lettrée - dont l’application et le grand professionnalisme seront largement et longtemps salués - n’avait de loin pas fait l’unanimité. En témoigne cet extrait de la commission de la bibliothèque, daté du 4 mai 1945, où certains de ses membres s’agacent de ne pas avoir été consultés avant que le poste d’assistante-bibliothécaire ne soit pourvu: «la commission demande que, à l’avenir, elle soit consultée avant la décision de la Municipalité pour un objet semblable. Sans vouloir discuter de l’appel fait à Melle Redard, la commission doit cependant constater qu’elle a dépassé l’âge de 40 ans et qu’elle n’est précisément pas en possession des titres qui ont été exigés.» (1)

Pour mémoire, en 1945, la voie de la maturité n’était encore accessible qu’aux garçons. Moyennant d’onéreux services de précepteurs ou de coûteux écolages dans le privé, seules les jeunes femmes de bonne famille accédaient aux études supérieures, pour autant que le patriarche ait donné son accord. Passée entre les mailles très serrées du filet de l’âgisme, du sexisme et du classisme, Anne-Marie Redard servira avec un évident savoir-faire 19 ans durant.

La section jeunesse: incontournable et nécessaire

En 1964, l’année de son départ à la retraite, 25'000 titres sont empruntés et le catalogue de la section jeunesse compte presque 6'500 livres. Quand elle ouvre ses portes, en octobre 1945, 2'200 titres parsèment ses étagères. Un peu moins que les 3'000 espérés. Un démarrage modeste qui, par ailleurs, s’appuie sur un fond déjà existant, composé de 1'500 ouvrages provenant d’un rayon jeunesse de la bibliothèque municipale, créé dès 1936 pour répondre à une demande importante, déjà signalée dans le rapport de gestion de 1935: «Parmi les lecteurs inscrits, nous avons été frappé du grand nombre de jeunes de moins de 20 ans et même de moins de 16 ans. Dans la règle, la bibliothèque de prêt n’est pas accessible à ces derniers, mais de nombreuses exceptions ont été faites.» (2) Et en effet, sur accord et contre signature parentale, les enfants, dès 10 ans, y étaient admis.

Le rayon s’étoffe progressivement et comble un temps la demande sans la satisfaire pleinement, occasionnant de surcroît un souci et une charge de travail supplémentaire, comme le signale ces quelques lignes du rapport de gestion de 1944: «Il ne semble pas très heureux de laisser les enfants bouquiner, avec toute la liberté et quelquefois les inconvénients que comporte le système du libre accès au rayon, dans une bibliothèque destinée avant tout aux adultes. Le personnel, très restreint […] fut trop souvent débordé de travail dans le service du prêt pour pouvoir s’occuper, comme il aurait fallu, de la jeunesse et remplir le rôle éducatif qui s’imposait. […] Le moment semble donc venu de réaliser une section spéciale pour la jeunesse […]. De même que le libre accès au rayon – qui a très vite été apprécié de tout le monde – nous vient des pays anglo-saxons; c’est dans ces pays que les premières bibliothèques enfantines ont été ouvertes.» (3)

Et il faut le dire encore une fois, la bibliothèque municipale de Lausanne est bien pionnière. Au mitan des années 1950, la Suisse ne compte encore que 5 villes – par ailleurs toutes romandes - dont les municipalités offrent des bibliothèques enfantines publiques et entièrement gratuites à leurs jeunes. Genève en tête de fil, dès 1933, et pêle-mêle: Neuchâtel, Montreux, La Chaux-de-Fonds et Lausanne.

La Bibliothèque enfantine: rouge et visionnaire

Si la section jeunesse de la bibliothèque municipale n’est pas à la traîne, elle n’est pourtant pas la première institution lausannoise à proposer une bibliothèque exclusivement destinée aux enfants. Quelques années plus tôt et plus précisément le 20 janvier 1940, à l’initiative d’un certain Nikolaï Roubakine, dans un deux pièces de la Maison de Villamont gracieusement mis à disposition par la Ville, la Bibliothèque enfantine ouvre ses portes. Nikolaï Roubakine est un écrivain et bibliophile russe proche des révolutionnaires, au point que ses affinités léninistes le contraignent à l’exil. Il s’installe dans le canton en 1907 et se rapproche naturellement des milieux syndicaux et ouvriers, pour finalement prendre la tête de la bibliothèque de la Maison du Peuple. Fait intéressant, en 1956, la bibliothèque de la Maison du Peuple et la Bibliothèque enfantine de Lausanne fusionnent et inaugurent leurs nouveaux locaux le 6 décembre 1957 à l’avenue de Mon-Repos 8bis. En 1969, cette bibliothèque est dissolue et devient une section de la Bibliothèque des Quartiers de l’Est, pour finalement devenir en 1974 la la bien connue, farouchement défendue et aujourd’hui disparue Bibliothèque Mon-Repos, fermée le 22 décembre 2006.

Retour en 1940. Comme le relève la presse locale de l’époque, l’ambition de Roubakine et consorts n’est «pas de faire des enfants des dévoreurs de livres, mais beaucoup plus simplement, de leur donner le goût de la lecture.» (4) Mais la mission ne s’arrête pas là. Les «amis de la Bibliothèque enfantine» veulent faire de cet espace «un lieu de délassement en introduisant des divertissements […] et y installer un atelier de bricolage et de travaux manuels, afin d’apprendre […] l’art de 'penser avec les mains'.» (5) Dès lors, on peut y lire, mais aussi y dessiner, bricoler, écouter des contes, s’initier à la prestidigitation, participer à un club de lecture et même former une petite troupe de théâtre.

Avant l’apparition même du concept à la fin du XXe siècle, la Bibliothèque enfatine pose - de manière informelle et intuitive - les fondements de la bibliothèque «troisième lieu»: un espace convivial, favorisant les expériences participatives, nourrissant les relations sociales et les activités culturelles, bien au-delà d’un seul et simple espace de prêt et de lecture.

Les rêves de scène d’une bibliothécaire

Les expérimentations de la Bibliothèque enfantine ont-elles poussé Anne-Marie Redard à faire quelques pas de côté? Les archives ne le disent pas. Ce qu’elles révèlent cependant, c’est ce mémorable moment de sa carrière auquel elle consacre la quasi intégralité de son discours du 26 octobre 1995 - invitée d’honneur et alors âgée de 91 ans – à l'occasion des festivités marquant les 50 ans de la section jeunesse à Chauderon 9, dans les locaux qu’elle occupe alors depuis 1973.

1959. La bibliothèque municipale est sur le point de fêter ses 25 ans. Anne-Marie Redard propose à ses collègues de monter la pièce écrite par un garçon alité de 14 ans. La proposition séduit. Le «Théâtre de Jeunesse de la Bibliothèque Municipale» naît alors. Avec trois bouts de ficelle, elle élabore les décors et les costumes, qu’elle coud la nuit. Le jour de la représentation, face à un parterre d’officiels et de parents, ne manque que le jeune auteur. Les comédiennes et comédiens en herbe y remédient en interprétant une nouvelle fois sa création, chez lui. Galvanisée par ce premier succès, la petite troupe ne survit cependant pas à quelques querelles et est dissoute un peu plus tard.

Anne-Marie Redard décède dans sa 97e année, en avril 2001, peu avant l’ouverture le 3 septembre de l’actuelle Bibliothèque Jeunesse à l’avenue d’Echallens 2a. Mais elle a été le témoin ravi, dès la fin des années 1960, de l’éclosion des sections jeunesse de chacune des succursales, aux 4 coins de la ville, de Montriond à Entre-Bois. Elle affectionnait «Babar», mais ne cachait pas son aversion pour «Tintin» et «Biggles». A-t-elle mesuré, au tournant du siècle passé, le succès d’édition phénoménal de la saga «Harry Potter»? Et aurait-elle pu imaginer que le rapport de gestion 2023 recenserait 40'000 documents pour la seule Bibliothèque Jeunesse et que le volume du prêt pour cette même année atteindrait les 237'000 documents?

Le 26 octobre 1995, Anne-Marie Redard conclut son discours en ces termes: «La Municipalité et le Directeur de la Bibliothèque, qui est un de mes brillants «anciens», accepteraient-ils d’étudier la possibilité de doter leur institution d’une scène, comme cela se fait aux États-Unis, pour donner à des natures douées la chance de s’exercer à un art et à une culture, voire même à différentes cultures, sources d’enrichissement du cœur et de l’esprit?» (6) Bien qu’elle n’ait pas été exaucée, elle aurait certainement approuvé le large éventail d’activités, d’ateliers et de spectacles proposé par les Bibliothèques de la Ville de Lausanne. Et elle aurait sans aucun doute participé, le 14 décembre prochain, à «L’expo idéale» de la Bibliothèque Jeunesse: un événement créatif, participatif et cumulatif qui, par la création d'une œuvre commune et multiple, célébre la culture, la diversité et l’échange qui résident au cœur de ses missions.

Sources

  • (1) Séance de la commission de la bibliothèque du 4 mai 1945. Archives de la Ville de Lausanne, fonds de la Bibliothèque municipale (C19), adm-c19-3, boîte 9065.
  • (2) Rapport de gestion 1935. Archives de la Ville de Lausanne, fonds de la Bibliothèque municipale (C19), adm-c19-3, boîte 9065.
  • Rapport de gestion 1944. Archives de la Ville de Lausanne, fonds de la Bibliothèque municipale (C19), adm-c19-3, boîte 9065.
  • Inauguration de la Bibliothèque Enfantine. Archives de la Ville de Lausanne, fonds de la Bibliothèque municipale (C19), adm-c19-13, boîte 9090.
  • (5) idem
  • (6) Quelques souvenirs sur la «Section Jeunesse» de la Bibliothèque Municipale (Anne-Marie Redard, 26.10.95). Archives de la Ville de Lausanne, fonds de la Bibliothèque municipale (C19), adm-c19-1-9-2, boîte 9061.

Muriel Jost

Les dates clés de la bibliothèque municipale

  • 17.11.1934: ouverture de la bibliothèque et de la salle de lecture Jean-Jacques Mercier à la rue des Terreaux 33, au rez-de-chaussée de l'école Les Jumelles;
  • 4.10.1945: agrandissement et ouverture de la section jeunesse;
  • 16.1.1964: mise en service du bibliobus, première station à Montchoisi;
  • 15.3.1968: ouverture de la succursale de Montriond;
  • 12.9.1969: ouverture de la succursale d’Entre-Bois;
  • 3.12.1973: déménagement des sections adultes et jeunesse de la rue des Terreaux 33 à la place Chauderon 9;
  • 26.8.1974: ouverture de la succursale de Mon-Repos;
  • 8.11.1976: ouverture de la succursale de Grand-Vennes;
  • 3.12.1984: déménagement de la section adultes de la place Chauderon 9 à la place Chauderon 11;
  • 3.09.2001: ouverture de la Bibliothèque Jeunesse à l'avenue d'Echallens 2a;
  • 22.12.2006: fermeture de la succursale de Mon-Repos, malgré une pétition et le soutien de plusieurs élues et élus;
  • 20.4.2009: ouverture de la succursale de Chailly;
  • 4.1.2016: ouverture de la succursale de la Sallaz et fermeture de celle de Grand-Vennes.

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