Francine Collet Poffet, voyage au pays de sa surdité
Ergothérapeute, animatrice socioculturelle et désormais artiste, la Veveysanne d’adoption Francine Collet Poffet propose deux rencontres en février et mars à la Bibliothèque Montriond. L’occasion de plonger de manière à la fois ludique et émouvante dans la perception du monde d’une femme qui, même malentendante, sait toujours se faire comprendre.

Francine Collet Poffet avec une de ses oeuvres.

Francine Collet Poffet, un cutteur à la main, commence son travail.

Elle découpe des mots pour en faire un collage singulier.

Et voilà le travail!
Un cutter à la main, concentrée, assise devant sa fenêtre face au Léman, Francine Collet Poffet découpe sans ciller des mots directement dans un livre ou une page de journal. Elle fait des trous dans les textes, ou empile des phrases entières, ou encore inverse les fines langues de papier. Par ses collages et découpages élégants autant que troublants, la Veveysanne Francine Collet-Poffet transcrit visuellement son vécu quotidien, et tente de nous faire comprendre ce qu’elle entend. Parce qu’elle n’entend pas comme la plupart d’entre nous: «J’entends un mot sur deux. Je ne perçois pas les déterminants des noms, les noms propres sont du charabia. Je n’entends pas les aigus, ni trois quarts des consonnes. Les mots «poule», «boule» et «moule» sont par exemple identiques pour moi. Je dois inventer du sens entre des pièces sonores sans queue ni tête, assembler des bouts de conversations. Mes créations sont une métaphore visuelle de ma perception des échanges entre les gens: des conversations en mille-feuille.» Sans appareil auditif, elle entendrait à 1% seulement. En tête à tête, tout va bien: elle lit sur les lèvres et la conversation est aisée. Mais autour d’une table, c’est tout de suite un immense brouhaha informe. Par contre, elle parle. «Je n’ai pas la voix d’une sourde profonde, ce qui signifie sans doute que dans ma toute petite enfance, j’ai été un certain temps entendante.»
Sourde ou malentendante, alors? «Je n’ai toujours pas choisi quel mot me convient. Je n’aime pas le «mal» de «malentendant», qui sous-entend l’idée de quelque chose de faux. J’entends différemment, c’est tout.»
Elle a 4 ans lorsque sa surdité - sans doute liée à une privation d’oxygène lors de l’accouchement - est détectée par ses parents, qui refusent qu’elle intègre un hôpital pour enfants sourds. Résultat: elle suit une scolarité dans une petite école privée, l’Externat des Glacis, qui la «sauve», puis son collège en section latin-anglais. «J’ai dû développer une excellente mémoire. J’étais toujours au premier rang pour lire sur les lèvres des enseignants. Et je travaillais deux fois plus en reprenant les notes de mes camarades. Mais on se moquait facilement de moi parce que j’étais dans ma bulle. A la pause, je lisais la Tribune de Genève pour me tenir au courant de l’actualité, comme je n’entendais ni la radio ni la télévision.»
La lecture lui ouvre par contre les bras. «J’ai lu, lu, lu! Les livres ont été une ressource à tous les niveaux, autant pour étudier que pour m’informer ou pour m’évader, me distraire, ou comprendre le monde. La bibliothèque de la Madeleine à Genève a été le premier lieu où j’ai eu le droit de me rendre seule, à 7 ans. A 14 ans, j’ai lu Zola, un choc immense! La découverte des «Calligrammes» d’Apollinaire m’a montré qu’il y avait aussi une manière visuelle de raconter quelque chose. Aujourd’hui, parmi mes auteures préférées, Jeanne Benameur, Nancy Huston ou Annie Ernaux.»
Elle se forme comme ergothérapeute à Lausanne, rencontre le père de ses deux filles, qui dès tout bébés ont su instinctivement comme se faire comprendre d’elle. «J’avais des craintes, mais elles ont très vite compris qu’il fallait me parler en face, articuler, et qu’il était inutile de m’appeler depuis leur chambre. La nuit, lorsqu’elle était bébé, mon mari me réveillait au besoin.» Après une période d’ergothérapie en milieu pédiatrique, puis gériatrique, elle devient animatrice socio-culturelle au Centre de jour du Panorama à Vevey, tout en développant une activité d’aide à domicile.
Il lui faut de longues années pour prendre conscience que sa surdité pouvait être un atout. «Un jour, je me suis rendu compte que je pouvais assumer ma personne et utiliser mon propre état.» Elle lance ainsi des cours de sensibilisation à la surdité ou sert de cobaye pour tester des appareils auditifs.
Jusqu’à un burnout, il y a cinq ans. «J’en faisais trop. J’étais épuisée.» Elle se reconvertit alors dans l’accessibilité culturelle, et collabore avec l’association Ecoute Voir, qui a pour mission de favoriser l'accès de spectacles vivants aux personnes en situation de handicap sensoriel. «Ce qui me fait du bien, c’est ce qui est culturel, le théâtre, le cinéma, les expositions. Mais souvent, ce n’est pas adapté! Donc je peux être utile.» Elle qui pratique la langue des signes tout en parlant navigue entre les deux mondes des sourds, celui des «signants» et celui des «parlants». «Dans ma famille, tout le monde parle. Mais parfois je me retrouve aussi dans un groupe de sourds parlant uniquement la langue des signes. Je vois désormais la richesse que le fait de côtoyer les deux mondes m’amène. Le message que j’essaie de faire passer à tout le monde, que ce soit les milieux culturels, le grand public ou aux sourds, c’est qu’il y a toujours un autre moyen de communiquer. Et qu’il ne faut pas avoir peur de la différence.» Les deux ateliers que Francine anime à la Bibliothèque Montriond le 23 février et 28 mars ont cette ambition: découvrir sa perception du monde, tout en élargissant la nôtre, de manière ludique, interactive et créative.
C’est en se lançant par ailleurs dans la création artistique, il y a quelques années, qu’elle se sent à sa place. «L’une des premières personnes à avoir vu une de mes pages découpées s’est exclamée: Je comprends enfin tout ce que tu perds, ce que tu entends ou non!» En 2018, elle publie avec son amie Patricia Crelier «Conversations en mille-feuille», un joli ouvrage qui dit en mots et dessins la manière dont Francine «entend» le monde. Depuis quatre ans, elle participe aux ateliers de la peintre et carnettiste Eliane Monnier à St-Saphorin. En 2020, elle crée une série à base de masques de protection, synonyme de traumatisme pour elle, tant elle devait se battre pour que les commerçants ou vendeuses le baissent pour qu’elle puisse lire sur leurs lèvres. Membres des Carnettistes helvétiques, elle expose ses carnets découpés lors des Journées du Carnet de voyage à Orbe en 2022 ou à la bibliothèque d’Yverdon.
Dans l’appartement au dernier étage d’un immeuble de l’avenue Nestlé qu’elle occupe, les cartons s’empilent. Elle et son mari s’apprêtent à déménager. Veuve à 40 ans du père de ses filles, elle a rencontré son nouveau compagnon il y a dix ans, et l’a épousé en 2020, «en pleine pandémie!». Elle tient à dissiper un dernier malentendu autour du silence. «En ville, même si j’enlève mes appareils, je n’ai pas de silence. J’entends les vibrations des voitures, des motos, des bus. Parfois, dans le train, j’enlève mes appareils pour être tranquille, ce n’est pas désagréable! Mais le vrai silence, c’est la nature, la montagne.»
Isabelle Falconnier
Par Francine Collet Poffet
Au travers de ses carnets de voyage artistiques, Francine Collet Poffet vous emmène côtoyer son quotidien de personne sourde. Communiquer avec les autres et vivre dans un environnement non adapté l’ont obligée à inventer des solutions, trouver du sens avec des éléments disparates comme un puzzle à reconstituer en permanence.
Cette compétence extraordinaire lui donne un regard tout à fait original sur notre société et elle partagera son parcours de vie et sa pratique artistique à la Bibliothèque Montriond lors d’une rencontre où elle présentera différents carnets sur sa perception du monde qui l’entoure.
Nous vivrons ainsi une expérience très particulière, nous permettant de mieux approcher pendant un moment sa réalité. Notre propre perception en sera très probablement modifiée.
Activité accessible au public sourd et malentendant grâce à une interprète en langue des signes.
Où | ||
Quand | jeudi 23 février 2023 de 19h à 20h30 | |
Public | dès 15 ans, sur inscription |
Par Francine Collet Poffet
Francine Collet Poffet vous emmène côtoyer son quotidien différent. Nous vous invitons à vivre une expérience très particulière, permettant de mieux approcher, pendant un moment, sa réalité de personne sourde.
Lors de cet atelier, nous serons invitées et invités à expérimenter des jeux sur le mode de sa stratégie mentale pour reconstituer le puzzle de la réalité.
Activité ludique accessible au public sourd et malentendant grâce à une interprète en langue des signes.
Où | ||
Quand | mardi 28 mars 2023 de 19h à 20h30 | |
Public | dès 15 ans, sur inscription |
Bibliothèque Montriond
Service des bibliothèques et archives
Avenue de la Harpe 2
1007 Lausanne
Bus: tl 1: Dapples
Métro: m2: Grancy