Ça va le chalet?
La Ville de Lausanne compte encore de nombreux chalets qui parsèment ici et là nos quartiers, témoins d'un certain goût qui a perduré au fil du temps. Charline Dekens décortique la petite et la grande histoire de ces vaillants et discrets traits d’union entre villes et montagnes.
La Ville de Lausanne propose chaque année aux classes primaires et secondaires un programme d’activités culturelles centré sur les arts de la scène et au-delà. En début d'année, neuf enseignantes et enseignants de 11S se sont laissés tenter par la proposition de «découverte» des Archives de la Ville sur les chalets lausannois. Il s’agissait pour leurs élèves âgés de 14 à 15 ans de comprendre comment on est passé du chalet d’alpage au chalet de ville, en recevant au passage quelques notions sur le processus de construction en général, et sur le développement urbain du chef-lieu vaudois en particulier.
Puis, forts de ces connaissances, elles et ils devenaient des «expertes et experts du bâti» pour évaluer et décider si tel ou tel chalet situé non loin de leur collège, méritait d’être démoli, préservé ou transformé, compte tenu du besoin de densification exprimé par des autorités municipales soucieuses de maintenir l’attractivité de la ville et de pouvoir loger plus d’habitantes et d'habitants. Fallait-il ou non faire primer l’intérêt patrimonial plus ou moins avéré de chaque objet sur le potentiel de la parcelle sur laquelle il est implanté?
Aux origines d'un mythe
Bien que le thème du chalet ait fait l’objet d’un certain nombre de publications et d’expositions ces dernières années en Suisse, le sujet est somme toute assez pointu. Il a nécessité des recherches de la part de l’archiviste, qui a par ailleurs sollicité le concours de l’association de sensibilisation à la culture du bâti «Ville en tête» pour préparer son animation. Cet objet du chalet et ce jeu de rôle se sont toutefois révélés concluants d’un point de vue pédagogique pour amener nos 146 élèves à se frotter à la fois à un patrimoine documentaire, un patrimoine bâti, et plus généralement à une culture du bâti, l’espace d’une heure trente.
C’est que cet emblème de la Suisse a une histoire aussi remarquable qu’inconnue des jeunes. Pensez-donc: il s’agit d’un mot originaire de Suisse romande attesté dès le 14e siècle qui désigne des constructions en bois et/ou en pierre (les matériaux trouvés sur place), dans les Alpes et les Préalpes pour abriter ceux qui s’occupent du bétail et fabriquent le fromage à la belle saison. Il ne s’agit donc en rien de la maison traditionnelle suisse par excellence comme on pourrait le croire à l’étranger.
Dans le prolongement du succès rencontré par le roman du philosophe genevois Jean-Jacques Rousseau, Julie ou la Nouvelle Héloïse, ou Lettres de deux amants habitants d’une petite ville au pied des Alpes [Clarens], paru en 1761, une image idéalisée du chalet se déploie auprès des premiers touristes lettrés et fortunés d’Europe qui projettent dans la Suisse et la beauté de ses paysages, une société en harmonie avec la nature, libre et démocratique.
L’engouement est tel que les maisons paysannes de l’Oberland bernois, la région la plus courue à l’époque des Lumières et du Romantisme, inspirent nos touristes, en particulier anglais, pour se faire construire à leur retour des chalets dans leur propre propriété à partir de la deuxième moitié du 19e siècle. Que ce soit par exemple la reine Victoria ou l’écrivain Charles Dickens, ceux-ci sont séduits par la touche d’exotisme que la construction en bois orné apporte à leur jardin. Le « style chalet » est né: de plus en plus de chalets se construisent en dehors de notre pays et des zones de montagnes, à la campagne ou en bordure de mer. Gagnée par cette mode et fière de ses racines paysannes, la Suisse s’empare alors du chalet pour en faire le symbole d’une architecture nationale authentique.
Plongée alpestre en terre lausannoise
A cet égard, les représentations qui nous sont parvenues des «villages suisses» à l’Exposition nationale de Genève en 1896 ou à l’Exposition universelle de Paris en 1900, ne manquent pas de marquer les esprits: conçus comme des parcs d’attraction, des paysannes et des paysans jouent leur rôle en costumes traditionnels devant des chalets omniprésents dans des décors factices de montagnes grandeur nature.
Directement inspiré de cette exposition nationale, Lausanne voit se construire son propre village à la lisière du bois de Sauvabelin en 1898-99. Mais qui donc a eu pareille idée et pourquoi faire? Charles Pflüger (1848-1927), propriétaire du magasin le «Bazar vaudois» fondé par son grand-père en 1831, fait partie du comité de la Société de développement de Lausanne qui a fait aménager le lac artificiel de Sauvabelin en 1889, ainsi qu’un restaurant à son abord en 1891. Il décide de faire installer par les frères Spring sur sa propriété «Le Feuillage» une dizaine de chalets de différents types, auxquels il adjoint dix ans plus tard un chalet-pension qui subsiste encore aujourd’hui, route du Signal 27-27bis.
Et les étrangers tout comme les Lausannois semblent effectivement séduits par cette ambiance alpestre à la porte de la cité: le village devient un lieu de promenade apprécié, rendu facilement accessible grâce au funiculaire du Signal inauguré précisément en 1899. De fait, Sauvabelin, c’est presque la montagne-refuge, une «station climatérique» à lire l’affiche publicitaire du chemin de fer. Pour renforcer encore l’attractivité du site, Pflüger mandate l’architecte Georges Epitaux pour dessiner le futur restaurant du Signal, un pavillon qui sera démoli parce que jugé vétuste et démodé en 1963. Afin de le remplacer, et en dépit de l’avis de la Direction des travaux qui le trouve de mauvais goût, la Municipalité accepte d’ouvrir une enquête pour la construction d’un «chalet suisse» qui devrait, semble-t-il, satisfaire le «tourisme américain».
Le projet soulève plusieurs oppositions dont celle formulée par la section vaudoise «Heimatschutz» de la Société d’art public. Elle estime par la voix de son président que le projet est «contraire à la tradition de notre région lémanique où les chalets n’ont jamais été introduits que du fait de préjugés empreints d’un helvétisme déficient» (lettre à la Municipalité du 16 juin 1961, dossier d’écritures pour Signal 42). N’en déplaise à l’architecte Henri-Robert Von der Mühll, de nombreux Lausannois ont effectivement cédé, comme bien d’autres citadins, à l’attrait du chalet à partir des années 1910, et les autorités communales n’ont pas trouvé grand-chose à y redire, pour autant que les règles de protection contre les incendies soient respectées. Il est tout de même cocasse de relever que Von der Mühll a travaillé pour l’entreprise fribourgeoise Winckler SA qui a été active dans la construction de chalets à Lausanne dans les années 1920-30.
Le phénomène de «chalétisation»
Outre Winckler SA et les fameux frères Spring avec leur fabrique de chalets préfabriqués dans le quartier du Sécheron à Genève, on compte des fabricants locaux, à commencer par Matthey à Prilly, les frères Pillionel avec leur «usine électrique» et leur «machinerie moderne» à La Sallaz, ou encore Georges Sollberger à l’avenue d’Echallens et à l’avenue de la Chablière. Tous ces constructeurs ont l’avantage de rendre la propriété d’un bien immobilier «confortable», financièrement accessible.
Du chalet qui orne le jardin d’une maison de maître au bord du lac à la fin du 19e siècle, on passe au «chalet-villa» qu’on habite à l’année avec sa famille dans les zones justement dites de «villas» ou dans les zones «périphériques», tout autour du centre-ville. Puis, quand la mode du chalet commence effectivement à s’éroder, on voit encore de modestes «chalets-week-end» se construire dans les Zones foraines, en particulier à Vers-chez-les-Blanc. D’où un certain éclectisme dans la morphologie de nos chalets lausannois qui exige d’apprécier chaque objet en fonction d’un lieu et d’une histoire qui lui sont propres, sans toutefois perdre de vue de les rattacher à un phénomène bien plus large comme on a tenté de le montrer ici.
En toile de fond, mentionnons encore toutes les constructions qui, sans être des logements, ont été inspirées du style chalet, tels que la gare de Chauderon ou le kiosque de Saint-François qui sera déménagé à la place du Tunnel, pour ne citer que quelques exemples aujourd’hui disparus, ainsi que les bâtiments qui portent le doux nom de chalet mais dont l’architecture ne relève que très peu de celui-ci. A ce titre, l’annexe de l’Hôtel Beau-Rivage, connu sous le nom de «chalet du Beau-Rivage», construite en 1864, trois ans après l’inauguration de l’hôtel, par ses mêmes architectes, et prête à accommoder 45 clients, illustre bien l’importance du tourisme dans la naissance de cette mode du chalet en territoire urbain, même si le village d’Ouchy n’était alors pas aussi densément construit.
Ce phénomène de «chalétisation» rend ainsi d’autant plus digne d’attention les quelques chalets d’époque qui parsèment encore ici et là nos quartiers. Assurément, y’en a point comme eux! Les vaillants et discrets traits d’union entre villes et montagnes, témoins d’un goût pour le bois, le confort et la nature, le tout à un prix abordable – un goût qui n’a rien de vraiment actuel s’il fallait encore s’en convaincre…
Charline Dekens, responsable des Archives
Les Archives de la Ville de Lausanne
Service des bibliothèques et archives
Rue du Maupas 47
1004 Lausanne