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Les coulisses pratiques du traité de Lausanne

Lausanne a commémoré les 100 ans du traité de paix signé par les Puissances alliées et la Turquie le 24 juillet 1923. Derrière la grande Histoire, il y a ses coulisses: les comptes d’épicier, la couverture médias ou le traitement des VIP d’alors. Retour sur l'organisation pratique de la Conférence.

50'182.95 frs, telle est la part des frais occasionnés par la Conférence de Lausanne à prélever sur le bénéfice des comptes de la Bourse communale pour l’exercice 1923, en application du préavis adopté par le Conseil communal le 27 juin 1924. Alors que la Commune avait proposé de répartir le total des dépenses entre les trois niveaux politiques, la Confédération et le Canton en décidèrent autrement: le Conseil fédéral participa pour un tiers aux dépenses assumées par les autorités vaudoises – moins les débours de police et de gendarmerie supportés par le Canton, tandis que le Conseil d’Etat reversa cette subvention à la Ville pour solde de tout compte, soit 19'380.15 frs. Le Département de justice et police du Canton justifiait ce mode de règlement par les «avantages notables» et «l’intérêt primordial pour la commune de Lausanne du fait que la Conférence avait choisi cette ville comme siège de ses délibérations – avantages dont n’a bénéficié directement et dans une proportion pareille aucune autre commune du canton».

Bien entendu, la Conférence fit l’objet d’un relevé scrupuleux des frais qu’elle généra au fil des mois, mais ce n’est qu’en janvier 1924 que la Municipalité écrivit au Conseil d’Etat pour l’inviter à contribuer à ses dépenses et à demander à la Confédération de faire de même. A cette occasion, le Syndic rappela que «ce sont les puissances invitantes qui ont demandé à la Confédération de faire la conférence à Lausanne et que la ville n’a rien demandé», tout en reconnaissant l’intérêt qu’elle eut pour cette dernière. Précisons au passage que la Suisse est devenue un lieu d'exil, de formation et d'agitation politique pour certains peuples de l'Empire ottoman comme les Arméniens et le mouvement des Jeunes-Turcs dès la fin du 19e siècle. Avec la tenue de congrès et de conférences ainsi que la publication de brochures sur son sol, Lausanne est même considérée comme le centre de l'agitation nationaliste turque entre 1918 et 1922 (article de Hans-Lukas Kieser dans la revue «Mémoire Vive» de 2004).

Pour autant, il ne sera à aucun moment question de la «grande histoire» ici. Par grande histoire, comprendre la portée des négociations et plus encore de l’accord pour les parties prenantes et les populations concernées. Seul accord toujours actif parmi ceux signés au lendemain de la Première Guerre mondiale, le traité de Lausanne consacre en effet l’effacement de l’Empire ottoman et la naissance de la Turquie moderne au détriment d’un très grand nombre de minorités. Mais les questions de diplomatie et de politique internationale ne trouvent aucune place dans le dossier relatif à la Conférence conservé aux Archives de la Ville de Lausanne. En revanche, il permet de se faire une bonne idée sur ce que représenta pour Lausanne de tenir le rôle de ville hôte dans un pays au bénéfice d’une déjà longue tradition de «bons offices» au début des années 1920. Dans une brève allocution exprimant ses vœux de bienvenue aux délégués, le Président du Conseil communal demande à la population lausannoise «de garder son attitude hospitalière traditionnelle, afin que nos hôtes se sentent bien chez eux et remportent de leur séjour à Lausanne un agréable souvenir. Nous serons heureux si le succès couronne les efforts des diplomates et leur permet d’établir une paix réelle» (séance du Conseil communal du 14 novembre 1922).

C’est bien la couverture médiatique du déroulement de la Conférence et plus encore de la signature du Traité qui permettent aisément de prendre la mesure des événements exceptionnels qu’ils furent pour Lausanne. Il s’agit formellement d’un traité de 143 articles signé d’une part par l’Empire britannique, la France, l’Italie, le Japon, la Grèce, la Roumanie et l’Etat Serbe-Croate-Slovène, la Turquie d’autre part, ainsi que de 11 conventions annexes. Qu’on en juge par le film produit par la société britannique Pathé News ou par les nombreux photographes au travail à l’intérieur et à l’extérieur du Palais de Rumine cet après-midi du 24 juillet 1924. Par la suite, le Syndic achètera pour 27 francs huit tirages photographiques proposés par la société genevoise Photographia S.A., complétant ainsi un lot de six belles photographies prises par le genevois Frank Henri Jullien. Rappelons que les travaux de la Conférence avaient commencé à un bien mauvais moment pour les journalistes régionaux avec la grève des typographes du 13 novembre au 20 décembre.

Heureusement, cela n’empêcha pas les lecteurs de la «Presse lausannoise», le journal de substitution réunissant les quatre grands quotidiens non socialistes établis, d’apprécier les caricatures de Géa Augsbourg, ou celles d’Aloïs Derso pour L’Illustré. Avec son comparse Emery Kelen, Derso publia un irrésistible album de 25 planches, «Guignols à Lausanne», en 1923. Mais point d’images pour documenter la fête organisée par la Société pour le développement de Lausanne à destination de la population tenue à l’écart le temps de la signature. En revanche, les échanges comptables avec la Municipalité nous apprennent que pour 3'231.15 frs, le soir du 24 juillet, la façade de l’Hôtel de Ville et la Cathédrale furent illuminés, ainsi qu’un faisceau projeté depuis le Signal, le tout complété par une sonnerie générale actionnée par le Guet. Notons que 1’330 frs de subventions avaient été récoltés par les organisateurs auprès des sociétés de développement de quartier, de la Commission de publicité et de la Société des hôteliers.

Sans aucun doute, la Conférence représente pour les autorités politiques et les milieux d’affaires une opportunité économique à saisir en regard du potentiel de croissance de la renommée et de l’image de Lausanne en tant que destination touristique. La Municipalité et le Comité du Cercle de la Presse organisent une réception en l’honneur des journalistes accrédités le 10 décembre – la presse elle-même fait état du chiffre de 300 correspondants et envoyés spéciaux. Outre le séjour des hôtes – délégués et journalistes – répartis dans les plus beaux hôtels de la capitale, autorités cantonales et communales se concertent pour leur offrir en marge de la conférence une promenade sur le lac, «avec le gracieux concours de la compagnie de navigation». Ce ne sont pas moins de 320 personnalités locales et internationales qui sont ainsi invitées à embarquer sur La Suisse, avec à son bord buffet et orchestre de l’Estudiantina lausannoise «Choralia», le samedi 9 juin.

Coût de cette opération: 3'462.50 frs… comprenant près de 158 bouteilles de vin de la région, qui n’échappent d’ailleurs pas au commentaire du journaliste de «La Revue». Lire le malicieux extrait de son compte rendu en tout point positif: «On pense bien que la municipalité de Lausanne s’était fait accompagner non seulement par ses huissiers, mais par un nombre respectable de bouteilles de Dézaley de la Ville. Le Conseil d’Etat était assisté du Villeneuve des hospices. […] La vue d’Ouchy et de Lausanne, dominée par sa cathédrale et la cheminée de Pierre-de-Plan, annonça la fin de cette promenade où rien ne sauta, si ce n’est les bouchons de bouteilles, et où les discordances si fréquentes de la Conférence de Lausanne, se fondirent dans une harmonie qui aurait dû être du meilleur augure pour les séances de cette semaine.» (11 juin 1923).

Au-delà de cet événement unique, la Commune fait bien entendu travailler les commerçants locaux pour mettre à disposition du Secrétariat général de la Conférence tout le nécessaire au bon déroulement des travaux de commissions impliquant pas moins de 184 délégués officiels. On retrouve des commerces de la place encore bien établis aujourd’hui comme Ch. Krieg & Cie, la papeterie technique et commerciale, qui livre en novembre au Château d’Ouchy, entre autres, trois rames de papier différent de dix kilos chacune, et quatre litres d’encre japonaise. Outre les fournitures de bureau, une grande attention est portée au mobilier et au décor de la salle de conférence aménagée dans l’Hôtel du Château, ainsi qu’auparavant dans la grande salle du Casino de Montbenon: moquette fournie par les Etablissements A. Georgiades S.A., tapis et rideaux par la Société suisse d'ameublements et mobilier complet, tables pour machines à écrire par G. Pozzi, pendules par l’Horlogerie de Bourg S.A., plantes fleuries par J. Lauper, établissement d'horticulture.

Sans faire dans le luxe, rien n’est laissé au hasard pour satisfaire le confort des hôtes qui semblent l’apprécier et ne manquent pas d’exprimer et de réitérer leur gratitude aux autorités. De concert avec la Municipalité, c’est l’ensemble des hôteliers qui se mobilisent pour faire de cet événement un succès, avec des initiatives telles que la promotion de leurs services à l’instar de l’Hôtel-Pension Britannia, la mise en garde contre la pratique de prix abusifs, la mise à disposition de locaux au Cercle de la Presse par le Lausanne Palace, ou encore la création d’un service de presse par l’association Pro Lemano. Le directeur de l’Hôtel de France en déplacement à Marseille, va jusqu’à transmettre au Syndic un exemplaire du journal local «Le Soleil de Marseille» qui publie une brève indiquant que les autorités locales n'ont rien organisé pour la Conférence dans son édition du 14 novembre. Mais le journal parisien Le Temps fait paraître dès le 29 novembre une chronique élogieuse sur la ville, dans laquelle il relève le caractère à la pointe des installations de communication mises à disposition des délégations et de la presse.

Entre temps, la Municipalité a accepté les conditions auxquelles l’homme d’affaires Jean-Jacques Mercier (1859-1932) met l’hôtel de son Château d’Ouchy à disposition des délibérations de la Conférence, après avoir considéré un temps la villa Mon-Repos, et en dépit des attentes formulées par l’Hôtel de la Paix et les commerçants du centre-ville pour cet établissement-ci en particulier. L’aula du Palais de Rumine étant par ailleurs occupée par le peintre Louis Rivier (1885-1963) à l’œuvre sur ses fresques depuis 1915 avec le soutien financier de Mercier – elles seront inaugurées le 21 avril 1923, la Ville n’a pas d’autre solution que de se replier sur le Casino de Montbenon pour la séance inaugurale. Ce sont donc ses ouvriers qui aménagent les lieux et c’est elle qui devra par la suite dédommager la tenancière de l’hôtel pour la perte de chiffre d’affaire que celle-ci subit avec le prolongement de la Conférence dans la belle saison et les engagements de personnel qu’elle avait anticipé à cet effet.

L’implication de la tenancière de l’Hôtel du Château d’Ouchy est l’occasion de mettre en lumière une série de commodités moins visibles mais tout aussi importantes pour la bonne marche des travaux de la Conférence. Il s’agit de toutes les prestations de service faites en coulisse comme la fourniture de combustibles pour le chauffage ou de matériel pour le nettoyage, mais aussi l’entretien des chaudières à vapeur et la souscription d’un contrat d’assurance pour l’ascenseur en cas d’accident. Plus généralement, il va de soi que la sécurité des hôtes fait partie des devoirs qui incombent non seulement à la Commune mais aussi au Canton. La Ville dresse la liste de son personnel de police détaché pour la Conférence avec nombre de jours et solde journalière à l’appui, ce qui équivaut à un coût de 33'150.25 frs. A cela, s’ajoute les frais supportés par la Police cantonale qui s’élèvent à 127'704.40 frs.

A cet égard, précisons que Vatzlav Vorowsky (1871-1923), ancien ambassadeur des soviets à Rome, qui est assassiné par le suisse Moritz Conradi (1896-1947) à l'hôtel Cecil le jeudi 10 mai, ne faisait pas l’objet d’une protection policière particulière, étant arrivé incognito à la Conférence et ayant décliné toute proposition à son égard de la part du Département de justice et police, selon le communiqué de presse que celui-ci publie le lendemain. Comme cet acte aux lourdes conséquences pour les relations entre Berne et Moscou, n’arrête pas les délibérations des commissions, on se bornera comme le journaliste de «La Patrie suisse» à relever dans son numéro du 21 novembre 1923 la «curieuse particularité historique» dans l’usage de la grande salle du Casino de Montbenon transformée en prétoire, du 5 au 17 novembre 1923, presque à un an d’intervalle, jour pour jour, avec la séance inaugurale de la Conférence.

Dans cet auditoire du 20 novembre 1922, on relève déjà le nombre et la notoriété des personnes invitées. Nonobstant les délégués eux-mêmes, signalons la présence du célèbre explorateur norvégien, premier Haut-Commissaire aux réfugiés de la Société des Nations (SDN) et prix Nobel de la paix en décembre 1922, Fridtjof Nansen (auquel Derso consacre sa planche 23 à lui tout seul). Plus tard, c’est son collègue du Bureau international du travail (BIT), Albert Thomas, qui demande à obtenir pour ses membres l’accès à tous les lieux de la Conférence. Et c’est même Pierre de Coubertin en tant que président du Comité international olympique (CIO) qui se fend, «d’accord avec le Consul de France», d’organiser une réception en l’honneur des «hôtes internationaux» à laquelle sont conviées les autorités vaudoises le 29 novembre. Mais si la Municipalité participe de près ou de loin à tous ces événements protocolaires ou mondains, on n’entend jamais sa voix, ne serait-ce que celle du Syndic, car la parole des autorités est l’affaire de la Confédération en tant que représentante du pays invitant.

On peut dès lors se demander ce que représentèrent cette conférence et ce traité de Lausanne aux yeux de monsieur et madame Tout-le-monde: une source de curiosité, de fierté ou au contraire d’indifférence, d’inquiétude? On sait que même tenue à distance, la foule était présente pour voir les grands de ce monde. Ce qui transpire des archives communales, c’est l’espoir que la Conférence a entretenu en matière de places de travail, dans un contexte de crise économique et de persistance du chômage. On trouve effectivement plusieurs offres de candidature spontanée en tant que concierge, personnel d’hôtel, traducteur ou interprète. La Municipalité leur répond toujours qu’elle transmet à qui de droit sans que l’on puisse savoir si ces personnes ont effectivement réussi à se faire engager par tel ou tel établissement ou le Secrétariat de la Conférence. Néanmoins, au moment de discuter en commission le préavis sur le règlement du coût de la Conférence pour la Commune, on s’accorde à conclure que celle-ci «a contribué dans une forte mesure à compenser le ralentissement des affaires dans divers milieux commerciaux et, de ce fait, la dépense peut être considérée comme une dépense productive.» (Séance du Conseil communal du 24 juin 1924).

Plus encore que les éventuels gains économiques, c’est la question de l’image de Lausanne en tant que ville hospitalière, rassembleuse, et faiseuse de paix, qui agite déjà tous les commentateurs de l’époque. Au mieux, la signature du Traité est accueillie avec une fierté toute mesurée à l’image du journaliste de «La Revue»: «La paix est faite. Nul ne peut dire ce qu’elle donnera à l’humanité anxieuse. Pour Lausanne, le 24 juillet restera en tout état de cause un grand jour, un jour où à la joie se mêla une légitime fierté.» (25 juillet 1923). Plus perspicace et prudent, le commentateur du journal du Pays-d’Enhaut vaudois, «Le Progrès», relève qu’«il faut laisser aux techniciens le soin d’analyser le traité de paix que l’on ne connaît du reste pas encore. Il suffit de constater que la Turquie a obtenu ce qui était son but principal: d’être traitée et considérée comme un Etat complètement souverain. […] Saura-t-elle se comporter en Etat civilisé? Certains, considérant la façon dont elle a traité jusqu’ici les minorités, paraissent en douter. Quoi qu’il en soit, quelque imparfaite qu’elle soit, la Paix de Lausanne marque une étape importante vers la reconstruction de l’Europe. L’éternelle question d’Orient qui, depuis des siècles, travaille la politique européenne, entre dans une phase nouvelle et personne ne peut dire ce qui sortira de ce traité.» (24 juillet 1923).

C’est d’ailleurs en toute modestie et sans solennité que le Secrétaire général de la Conférence transmet une copie du Traité au Syndic comme «cadeau de remerciement» de la part des délégations à la Ville le 25 juillet 1923. Le Syndic ne manque pas d’assurer dans sa réponse que ledit «document sera conservé avec soin dans nos archives», l’original du Traité étant dans les mains des Archives diplomatiques de France. Ainsi, se referme modestement cette page de la «Conférence de la paix du proche Orient» comme on l’appelait aussi à l’époque. Alors que la Conférence a été convoquée dans l’urgence par des «Alliés» acculés par les victoires militaires turques et en fait divisés, on mesure la part d’improvisation et la fébrilité des autorités politiques lausannoises face à leurs responsabilités et au climat tumultueux imposé par les tractations entre délégués par la suite. Loin du jeu diplomatique si bien retranscrit par Derso et Kelen, et sans le savoir, elles ont indirectement favorisé à travers leur engagement dans l’organisation pratique de la Conférence, l’émergence d’une nouvelle forme de diplomatie, plus démocratique, promue par le Président américain Woodrow Wilson en 1918.

Décrite par l’historien Bertrand Müller dans sa contribution à la monographie sur le Beau-Rivage Palace, cette nouvelle diplomatie se résume à davantage de: transparence grâce à la publicité des débat, l’ouverture à la presse et la parution rapide de recueils diplomatiques; politique grâce à l’implication des dirigeants au détriment des diplomates; technique grâce aux pourparlers entre experts dans les séances de commissions; le tout dans le sillage de la création de la SDN à Genève. Par voie de conséquence, elle transforme un événement qui n’a plus rien de confidentiel en une affaire de sécurité publique, comme l’ont bien montré les comptes des autorités politiques vaudoises. Ce retour sur l’organisation pratique de la Conférence par les autorités communales relève-t-il d’un regard anecdotique, voire superficiel et prosaïque, ou met-il en lumière cet événement d’une autre manière? A chaque lectrice ou lecteur d’en juger.

Charline Dekens, responsable des Archives, avril 2023

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