Le refus des Jeux olympiques d’hiver de 1994: «Ce n’est pas un vote contre le sport!»
Depuis les années 1960, le corps électoral de plusieurs villes et cantons suisses s'est prononcé sur des candidatures aux JO, avec souvent un résultat négatif. C'est le cas en 1988 à Lausanne, la ville où siège le CIO. Retour sur ce refus et ses enjeux par l'historien Philippe Vonnard.
«Ce n’est pas un vote contre le sport!»: cette phrase est prononcée le 26 juin 1988 par le politicien écologiste Daniel Brélaz devant les médias. Figure de proue de l’opposition contre la candidature de Lausanne aux Jeux olympiques d’hiver de 1994, Daniel Brélaz fait partie d’une coalition d’écologistes formée à l’occasion d’un référendum portant sur le financement des Jeux. Or, cette alliance est toute sauf anecdotique, puisque d’un point de vue politique elle reste relativement inédite à cette époque. Cet épisode marquant de l’histoire récente du chef-lieu vaudois est retracé dans un film réalisé par Bertrand Nobs «La course aux Jeux». L’historien Philippe Vonnard nous offre un retour sur les acteurs et les faits nous conduisant au résultat que l’on connaît.
(Re)lancer une candidature olympique
Après les candidatures olympiques de Lausanne des années 1930 et surtout celle des JO d’été de 1960, la plus ambitieuse de l’histoire de la ville, un petit groupe emmené par le syndic de Lausanne, Paul-René Martin, et le directeur de l’Association des Intérêts de Lausanne (ADIL), Pierre Schwitzguébel, souhaite se lancer dans l’aventure olympique en hiver 1984-85. Les Jeux d’été étant désormais trop grands en termes d’infrastructures, c’est l’édition hivernale, plus modeste que sa consœur d’été (1200 athlètes et 39 épreuves à Sarajevo en 1984), qui est retenue.
Comme lors des candidatures précédentes, la démarche est justifiée par des enjeux touristiques. La manifestation est en effet considérée comme une opportunité unique de faire connaître Lausanne et sa région à l’étranger, mais aussi de financer la coûteuse remise à jour des installations sportives des Alpes vaudoises. Les laudateurs du projet ont, en outre, le vent en poupe puisque depuis son élection à la tête du Comité international olympique (CIO) en 1980, Juan Antonio Samaranch souhaite faire de Lausanne la capitale administrative du sport, dont l’accueil de grandes compétitions sportives est l’un des axes stratégiques. L’enthousiasme général semble de mise et, au printemps 1986, les Conseils communaux des neuf communes du canton pressenties (Alpes vaudoises et Jura) pour accueillir les épreuves, acceptent de soutenir la candidature, suivi par celui de Lausanne qui la valide également à une «évidente majorité» le 25 juin 1986.
Un seul parti s’abstient: le Groupement pour l’environnement (GPE). En plus des réserves sur l’aspect financier, le parti insiste sur l’impact des futurs JO sur l’environnement. À classer du côté des partis écologistes dits «modérés», le GPE n’est pas opposé à une candidature aux JO mais pose plusieurs «conditions» pour soutenir le projet, en premier lieu l’abandon de la piste de bobsleigh prévue sur les hauts de Montreux. Les promoteurs se veulent toutefois rassurants et mentionnent que 70% des infrastructures existent déjà; en conséquence, la candidature de Lausanne ne sera pas celle du gigantisme. Une mouette est choisie comme emblème et mascotte de leur campagne pour représenter la région lémanique.
Des Jeux «contre [la] nature»?
Le 30 septembre 1986, la Ville de Lausanne dépose officiellement son dossier auprès du Comité olympique suisse. Instance qui, en janvier 1987, la choisit au détriment d’Interlaken pour représenter la candidature de la Suisse aux Jeux d’hiver de 1994. Depuis l’automne 1986, les oppositions se font néanmoins plus bruyantes, des organismes de défense de l’environnement rejoignant les critiques émises par le GPE, comme la Ligue vaudoise pour la protection de la nature (LVPN) et le World Wildlife Fund (WWF)-Vaud.
Alternative socialiste verte (ASV) entre également en opposition. Issue de la gauche du parti socialiste, cette formation politique est à classer du côté des écologistes dits «alternatifs». Par l’entremise d’une de ses leaders, Anne-Catherine Menétrey, l’ASV participe au lancement du Comité contre la Foire olympique (COFO). Ce mouvement s’inspire de ce qui se fait dans d’autres pays étrangers à la même période et, outre l’aspect financier des JO, il craint que les travaux effectués pour les Jeux dopent le trafic routier tout en estimant «ahurissant» qu’aucune étude d’impact ne soit prévue par les organisateurs.
Le Comité d’organisation se doit de réagir à ces critiques, car si la posture anti-Jeux du COFO dispose d’un crédit limité auprès de la population, les critiques du WWF et de la LVPN sont mieux reçues au sein de la presse. De plus, les résultats d’une enquête conduite par le CIO sur la candidature au début de l’année 1987 montre que la population locale n’est pas insensible à la thématique de l’environnement. De fait, une commission environnement est créée où siègent d’ailleurs Daniel Brélaz (GPE) et Philippe Roch (WWF).
En janvier 1988, Lausanne remet officiellement sa candidature au CIO. Si sur le plan international, celle-ci satisfait aux exigences requises, à l’échelle locale, les promoteurs n’arrivent toujours pas à convaincre les opposants. Certes, le projet est largement soutenu par les populations de montagne et, dans leur publication officielle, ses promoteurs rappellent qu’en tant qu’«amoureux de la nature [ils] savent que les sites sont à la base du tourisme vaudois». En outre, la majorité des médias reconnaît que des efforts ont été faits. Les JO à Lausanne constitueraient même un modèle pour le respect de l’environnement en raison de l’étude d’impact qui a (finalement) été commandée à l’Université de Lausanne, une démarche encore rarement effectuée à cette époque pour ce type d’événement.
Malgré ces avancées, le GPE et le WWF continuent à exprimer leur mécontentement. Selon eux, les décisions de la commission environnement ont été trop timides et l’étude d’impact reste insuffisante. Le Professeur Pierre Hainard reconnaît lui-même les manques de la recherche qu’il a dirigée et propose de la nommer «étude indicative», ce que la commission environnement refuse.
La cause environnementale gagne en référendum
En avril 1988, les membres du Conseil communal de Lausanne acceptent de voter les crédits à une large majorité (64 voix contre 19 et 5 abstentions). Malgré cette victoire, les promoteurs des Jeux doivent rapidement faire face au lancement d’un référendum qui est lancé conjointement par l’ASV, le GPE et le COFO. S’ils n’en font pas partie, le WWF et la LVPN soutiennent la démarche. Par ce biais, le mouvement d’opposition souhaite montrer son mécontentement, mais aussi bénéficier de ce qu’il considère être une erreur tactique de la part du Conseil communal, estimant que sur un tel sujet, il aurait été judicieux de demander l’avis de la population. Rappelons ici que depuis les années 1960, la population des villes suisses a souvent été amenée à se prononcer sur les candidatures aux JO.
Ce sont 18'000 signatures qui sont récoltées par le comité référendaire en 6 semaines, soit plus de trois fois le nombre minimum requis pour mettre sur pied la votation! Comme le rappelle le journal La Suisse, «de mémoire de Lausannois, jamais référendum n’a recueilli tant de signatures.» Un nouveau sondage réalisé par le magazine L’Hebdo indique que l’électorat est indécis, la cote de faveur des Jeux se situant autour de 46%.
Le 26 juin 1988, le corps électoral lausannois rejette à une claire majorité (62%) la candidature pour les JO d'hiver 1994, résultat qui sonne le glas du projet. La coalition écologiste a remporté son combat. L’opposition contre les JO d’hiver de 1994 a permis une réunion de toutes les forces écologistes en présence, une configuration encore rare dans l’écologie politique suisse à cette époque.
L’exemple lausannois souligne deux problématiques qui restent d’actualité dans les candidatures aux Jeux: d’une part, lorsqu’on lui pose la question, le corps électoral ne donne pas forcément son aval; d’autre part, les enjeux environnementaux du projet ne sont pas si récents. Or, sur ces deux aspects, force est de constater qu’en 40 ans, le chemin parcouru reste modeste. En effet, rares sont les JO organisés à avoir bénéficié, au préalable, d’une consultation démocratique. En outre, en dépit de l’intégration de l’environnement dans le cahier des charges de l’événement, et d’un discours des organisateurs insistant sur sa durabilité, les alertes des écologistes sur l’extension constante des Jeux ont peu été entendues.
Philippe Vonnard, Chercheur FNS senior, Universités de Fribourg et de Lausanne, octobre 2024
L'auteur remercie les archivistes de la Ville de Lausanne pour leur précieuse aide, ainsi que Quentin Tonnerre pour sa relecture du texte.
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